Un des points forts du cadastre de 1702, et non des moindres, est de nous fournir des éléments d'éclairage essentiels et indispensables sur la Querelle des limites. Sur ce point précis ce document s'impose, avec le recul du temps, comme une plage de mémoire collective rayonnante de lucidité.
Pour la clarté de notre argumentation nous rappellerons en préalable ce qu'a été cette affaire.

• Sur un territoire contesté

A partir du IIIème siècle et l'arrivée des Génois, La Turbie et Monaco s'érigèrent sous des juridictions différentes, aux limites territoriales incertaines et mal définies, donc contestées. Pendant plus de cinq siècles, les particuliers, les deux communautés, leurs seigneurs d'abord, puis les maîtres de Monaco d'une part et les ducs de Savoie d'autre part, s'opposèrent et s'affrontèrent sur d'interminables revendications territoriales, toujours renouvelées et qui ne prirent fin qu'avec l'accord de 1760. C'est ce long conflit, dont les péripéties constituent des éléments essentiels de notre Histoire locale, que l'on a pris l'habitude de désigner par : la Querelle des limites.
 
Historiquement le moment d'établissement du cadastre se place après l'échec d'une des nombreuses tentatives de règlement du différend, la mission Briod/Bret de 1699, avant le passage "du bourg et territoire de la Tu rbie" sous la souveraineté du Prince Antoine Premier, en 1705.
Le premier août 1702, commence sur le cadastre, la transcription des biens possédés par les Monégasques, hors leur présence physique et à plus forte raison sans qu'ils y aient apposé leur signature.
Nous notons que l'ensemble des parcelles se situent dans la zone littorale englobant les lieux-dits au sud du territoire des Capodaglio à l'ouest à Testimonio, Bestagno, Terragna à l'est, y compris Grima, Moneghetti, Carnier, Rossa, Tenat...
Et aussi, par d'autres sources d'archives (22), nous savons qu'en date du 23 juin 1702 la Communauté de Monaco avait procédé de son côté à l'élection des "campari", des gardiens de terre, pour les régions composant son territoire et dont les noms suivent : "Capodaglio - Bautugan - Barraglia
- Saline - Costafrea - Canton; - Colle
- Sotto li porti - Sopra la Costa -Reveira - Moneghetti - Aureglia -Peirera - Carnier - Noce - Preneti -Spelughe - Torre - Molini - Larvotto
- Tenati - Rosse - Bestagni - Terragna - Fondevina tutti terre e boschi in questo territorio di Monaco".
Ainsi, au fil des événements et des siècles se perpétue la position manichéenne des deux communautés. Lors de la tentative des années 1602/ 1603 les "procuratori" (Députés) de chacune des deux communautés avaient nettement posé les deux visions contradictoires des limites. La frontière revendiquée par Ludovico Sigaudo englobe de Capodaglio à Roquebrune tout le massif vu de Monaco jusqu'au rivage de la mer. En revanche, pour La Turbie le signor Bonfiglio rétorque "en niant que Monaco n'ait jamais eu, ni raisons de posséder, aucun domaine en quelques parts si minimes de choses mentionnées comme indiqué dans ce territoire, et comme il a été dit le territoire de La Turbie est prétendu s'étendre et s'étend jusqu'au rocher nu sur lequel est placé Monaco, le reste est compris dans ledit territoire de La Turbie" (23).
Une autre tentative de "promission" (de bons offices) dite des cardinaux, entreprise sous l'égide du cardinal d'Esté et du Cardinal Impérial en 1668/1669 qui avait eu le mérite de proposer de partager le territoire contesté par moitié, en donnant à chacune des communautés "ce/7e qui lui touchait de proche en proche", ne fut pas acceptée par les parties en cause car elle "/uy ôtait (à chacune) la moitié de son droit. " (24). Il faudra attendre l'année 1760 pour que la convention internationale des 18 et 24 novembre, complétée sur le terrain par la transaction du 13 mars 1761, mette un terme à cette querelle (25).
Reprenant la proposition des cardinaux, ces accords partagent, sensiblement par moitié, les territoires contestés, en y incluant un certain nombre de conditions pratiques. Ce sera, à quelques rectifications mineures près, la ligne de limitation actuelle entre la Principauté et le département des Alpes-Maritimes.

A la lecture critique du cadastre nous comprenons et nous entrevoyons sans nous forcer les causes de ce long différend. Pour les particuliers et la Communauté de La Turbie elles ont certainement avant tout une profonde motivation d'ordre économique. Il n'en allait pas de même, dans une certaine mesure, pour Monaco qui pouvait, entre autre, bénéficier des productions agricoles des territoires des seigneuries de Menton et de Roquebrune.
En revanche, pour les Maîtres de Monaco la possession de toute la
ceinture avoisinant le fort de Monaco était indispensable pour asseoir leur souveraineté. D'autant que, comme l'écrivait, fort à propos, le Prince Antoine, dans les instructions à son représentant lors de la paix d ' Utrecht, avec la perte de la montagne de La Turbie il serait soumis "à l'insulte des batteries qu'on pourrait établir contre." (26).
L'étude des éléments descriptifs du cadastre, mentionnant la nature des sols, le genre de culture et le prix marchand de la terre à l'époque, fait nettement ressortir le déséquilibre économique entre, pourrait-on dire, le nord et le sud du territoire. Réduite à sa seule partie nord, La Turbie répondrait alors au tableau qu'en dressait la commission, déjà citée, lors du passage sous l'autorité du Prince Antoine. "Le terroir comme il nous a paru est extrêmement pierreux et infertile, produisant au milieu des pierres, et à force de travail quelque peu de blé et quelques arbres fruitiers". (27)

L'oléiculture constituant la seule activité commerciale et le territoire sud en étant le seul support, tant pour la culture que pour l'activité des moulins, on comprend l'acharnement avec lequel les Turbiasques, au fil des générations, se battirent le dos au mur pour leur survie, en défendant leurs droits pour la possession de cette frange sud.

• Les propriétaires monégasques

D'ailleurs la comparaison des valeurs des patrimoines entre les Turbiasques et les Monégasques est très révélatrice de cette disparité. Les 132 propriétaires Monégasques sont recensés pour 598 starate et 284 475 lires d'une part, alors que d'autre part, les particuliers Turbiasques s'inscrivent pour 1732 starate et seulement 253 748 lires; d'un côté des terres "compile" ne dépassant pas 100 lires la starata, alors que les terres com-plantées en oliviers et agrumes sont estimées de 450 à 800 lires la starata.
 
Enfin il faut savoir que pour les finances de la Communauté la location des moulins, à huile "Edifficio" et à farine, constituait l'entrée d'argent la plus importante. La Communauté ne pouvait compter que sur ses propres ressources et de plus les particuliers devaient s'acquitter de leurs obligations envers le trésor ducal. Tout reposait donc sur la terre et le travail de celle-ci. Dans des conditions dures et difficiles cette Communauté "de laboureurs fort pauvres" ne pouvait subsister que par la possession de l'oliveraie.
Nous noterons que le document se termine avec la mention de la terre de "la Condamina" au "Signor Principe di Monaco" et inscrite pour 40 starate d'une valeur de 23.000 lires, complantées en "agrumi et amando-lieri". Ce sera la parcelle de plus grande superficie et de prix le plus élevé de toutes les propriétés portées au cadastre tant côté turbiasque que côté monégasque.

Disons enfin que le cadastre fait aussi mention de 21 habitants de Monaco qui ont eux-mêmes consigné leurs biens-fonds et signé leur déclaration. Sur ceux-ci seulement 2 ont un patrimoine supérieur 1000 lires. Les 19 autres ont déclaré moins de 500 lires. Quant à leurs propriétés elles étaient situées indifféremment dans les deux zones.