vec un recul de près de trois siècles ces 300 folios constituent, nous n'hésitons pas à l'écrire, des éléments essentiels pour l'affirmation et la sauvegarde d'un patrimoine historique. Par le nombre et la richesse des informations qu'ils nous livrent, ils forment un document exhaustif d'une remarquable qualité que s'enorgueilliraient de posséder de nombreuses cités.
L'exploitation des renseignements quantitatifs très précis qu'il contient, sur l'ensemble formé par les particuliers et les familles constituant une société rurale, nous permet d'établir une photographie d'une étonnante définition de l'aspect socio-économique de notre Communauté au tout début du XVIIIème siècle. A ce point de vue l'apport du cadastre de 1702 est, sans risque d'exagération, capital.

1 - Connaissance de la toponymie du terroir en 1702

Les parties du terroir : le village (Plan Annexe I)
L'analyse des indications fournies par les particuliers du lieu de La Turbie pour ce qui regarde leurs déclarations des "case" et "grotte" nous permet de dresser le plan du village en ce début du XVIIIème siècle.
En avant, et en quart de cercle autour du "Ricetto del Castello, du "Réduit du Château", se tassent les quadrilatères massifs formés par la petite centaine de bâtisses construites sur caves à voûte d'arête gothique. Le quadrillage se dessine nettement avec le repérage des noms de rues :

  • "La strada Dritta" (la rue Droite), la plus souvent citée et reliant, au bas de l'agglomération, les portes "est" et "ouest".
  • "La strada Capoana", à la partie haute, en bordure des anciennes murailles, et constituant l'artère normale pour conduire à l'église paroissiale Saint Michel, alors franchement hors les murs, après avoir franchi "la portetta"; actuellement dite "Poterne sud";
  • "La Piazza di San-Giovanni" et "La strada da Mitto", au cœur de l'agglomération avec les deux chapelles face à face dédiées à "son Gio-Batta" et "La Santa Vergine di Pietà";
  • la strada allant "al cantoun" et les trois rues descendantes "dell'Incalat" vers la porte est, "de/ Forno" (le four) vers "le Posso" (le puits) en la partie centrale basse, "la Strada del Portale" vers la porte ouest; "// Carroggio", passage voûté, traversant le quadrilatère central entre "la strada Dritta" et "/a Piazza di San Giovanni".
  • Enfin, à l'extérieur immédiat du village très refermé : "San Bernardo" devant le portail est, "Detras", "Campo a tramontane", au nord, la "Piazza Noua", aire devant le portail ouest, et "San Spirito" au sud.

Le Territoire de la Communauté (voir carte en Annexe II et Document cadastral).
Dans la déclaration des biens appartenant en propre à la Communauté le 12 avril les deux syndics mentionnent le pâturage : domaine dont la majeure partie est composée de rochers et de pierres de pratiquement aucune valeur, confinant au levant, avec le territoire de Roquebrune; au couchant, avec le territoire de Laghet-Eze; au midi, le littoral maritime et le fort de Monaco; au nord, le territoire de Peille..."
Le domaine de la Communauté est de la sorte on ne peut plus clairement délimité. Et, notons bien, l'affirmation des limites sud dudit territoire : "le rivage de la mer et le fort de Monaco". Car il faut savoir que depuis plusieurs siècles les terres de la frange littorale sont revendiquées comme étant leur légitime propriété par chacune des deux communautés de La Turbie et de Monaco et des Maisons souveraines de Savoie et des seigneurs puis des princes ( 17) de Monaco.
Quoiqu'il en soit pour la partie contestée du territoire le document que nous examinons englobe effectivement l'ensemble géographique délimité ci-dessus. Avec nos connaissances métriques actuelles cet ensemble ainsi affirmé devait s'étendre sur quelques 1500 hectares environ. Et il est également précisé dans la déclaration que "la majorité de celui-ci est constituée de rochers et de pierres de pratiquement aucune valeur"... ! en 1702...
Ainsi donc, hors la grande étendue rocheuse et inculte réservée au pacage, seule la partie restante du territoire est dévolue aux particuliers et fait objet des déclarations de propriété individuelle.
Nous avons dénombré 88 noms différents de lieux-dits englobant les quelques 400 hectares estimés.
De plus, pour chaque lieu-dit, nous avons la mention de l'affectation agricole possible, parcelle par parcelle. L'extrême diversité de nature des sols apparaît nettement avec les estimations de valeur. Ainsi un même lieu-dit, selon la localisation peut présenter des valeurs très variables, attestant ainsi l'extrême diversité géologique des parcelles. Cette présentation confirme aussi, s'il en était besoin, la parfaite connaissance des lieux des estimateurs désignés.
La nature agricole des parcelles comprend un large éventail qu'il est des plus instructifs de présenter, par ordre de valeur croissante, fonction de la qualité accordée aux cultures possibles. Nous distinguons les appellations :

1) "gerbido", terre en friche et inculte, valeur très faible, 10 lires la starata;
2) "pini", forêt de pins, de 12 à 40 lires la starata;
3) "campo", champ, de 12 à 60 lires la starata;
4) "compile", terre pouvant être semée, de 24 à 240 lires; ---^
5) "ficchi", terre avec des figuiers, 160 à 200 lires;
II apparaît clairement que les terres complantées d'arbres, de vignes, d'oliviers et d'agrumes, ainsi que les parcelles horticoles sont les plus appréciées et celles dont la valeur est nettement la plus importante. Et l'on notera surtout le net déséquilibre entre les terres situées au nord, les terres au sud et en frange littorale ; les meilleures terres, les plus chères, étant toutes dans le territoire contesté avec Monaco. C'est une caractéristique essentielle qui ressort nettement de l'analyse du document.
Ainsi nous avons pour les terres les plus appréciées :
6) "vitti", vignes, sur l'ensemble du territoire, 160 à 240 lires;
7) "olivi", oliviers, frange sud, 180 à 450 lires;
8) "horto", jardins potagers, 560 lires;
9) "agrumi", frange littorale exclusivement, 600 à 800 lires la starata.
Notons enfin que, quelques noms mis à part, la plupart des lieux-dits actuels portent encore les mêmes appellations qu'à cette époque. Et surtout, l'origine de nombreux vocables peut se retrouver dans les contrats médiévaux présentés, comme nous l'avons vu, dans le recueil de G. Saige et L-H. Labande (18).

2 - Image socio-économique

Seulement trois années après l'élaboration du cadastre, les aléas des campagnes militaires de la guerre de la "Succession d'Espagne", amenèrent les armées de Louis XIV à occuper le comté de Nice, dont le bourg et le territoire de La Turbie furent séparés et rattachés à celui de la principauté de Monaco (19). La commission d'estimation du fief de La Turbie écrivait dans son rapport sur l'état des lieux : "/'/ nous a été certifié par lesdits vicaires et consuls qu'il y a dans ledit bourg environ cent maisons, deux cents chefs de famille, sept cents âmes de communion et mille âmes ou environ en tout, que la plupart des habitants sont laboureurs, et fort pauvres" (20).
'ne Communauté "fort pauvre"

Les informations contenues dans le cadastre de 1702 nous fournissent les preuves quantitatives confirmant de façon objective et en tout point irréfutable les éléments d'estimation avancés par ladite commission.

Nous avons noté dans l'ensemble des déclarations individuelles que certains propriétaires possédaient, à la fois "case et grotte", d'autres ne mentionnaient que "una casa" ou "una grot ta". Il ne semble donc pas que tous aient été propriétaires d'immeubles; peut-être aussi la distinction entre "casa" et "gratta" est-elle difficile à apprécier à la seule lecture du docu-
ment. On peut s'interroger pour savoir si une petite bâtisse déjà vétusté à un seul niveau n'aurait pas été portée au cadastre par son déclarant sous le nom de "grotta". L'analyse du document ne nous permet pas de trancher sur ce sujet. Il nous semble donc parfaitement objectif de dire que l'information donnée par le rapport de ladite commission "environ cent maisons" reflète bien l'état de l'aspect du village au début du XVIIIème siècle.
Nous faisons tout de même remarquer, et ce fait sera confirmé à la lecture d'autres écrits sur le passé de La Turbie (21), que les deux familles possédant alors une position dite dominante, les Raymondi et les Ros-setto, étaient établies dans les plus grandes demeures, rue du "Portale" et rue "Dn'tta", encore reconnaissa-bles de nos jours en ces points précis du village.

Pour définir l'état dans lequel se trouvaient les Turbiasques lors du passage sous la souveraineté du Prince Antoine 1er, la commission employait le terme de "fort pauvres". A l'analyse complète des éléments du cadastre nous confirmerons ce terme mais nous le compléterons pour donner une image quantitative de l'ensemble vivant par le fait que nous nous trouvons en présence "d'une Communauté fortement hiérarchisée".
• Hiérarchie des patrimoines et parcellisation du sol
A partir de ces renseignements quantitatifs nous avons dressé le diagramme de répartition des patrimoines fonciers des habitants. Le graphique tracé en Annexe III montre de façon frappante l'immense disparité de situation matérielle entre les familles.
• Autres propriétaires
La Communauté par l'intermédiaire de ses deux syndics figure dans le document pour ses biens propres. En plus du pâturage que nous avons déjà
évoqué lors de la définition des délimitations du territoire revendiqué, la Communauté de La Turbie se porte propriétaire des biens suivants :
- les 2 fours d'une valeur de 360 lires;
- 2 moulins à farine et à huile et un moulin à huile d'une valeur totale consignée de 12000 lires;
- le pâturage du "Poggio" pour une superficie de 6 starate et d'une valeur de 60 lires;
- une remise au quartier Saint-Esprit.